13 janvier 2013

Connaissez-vous Angle Mort d'Ingrid Astier ?



Extrait d'Angle Mort - Ingrid Astier - Gallimard, Série Noire - Janvier 2013

Mon frère n’a pas dû comprendre quand, arrivé sous la partie aérienne de l’A86, je lui ai
fait signe d’arrêter la chevauchée. Juste à côté du réverbère et de l’affichage Decaux, il a
découvert avec perplexité une tente bleue comme celles des hommes du désert et, planté devant,
un petit camion blanc avec des palettes pour escaliers. S’échappait de la musique rara avec ses
percussions de carnaval.
Au début, il a cru que je m’arrêtais pour pisser sous le frêne. Je lui ai répondu :
« Attends, je suis pas un clébard. Ôte ton casque, Lancelot, je t’emmène chez Marie. »
Mon frère a dit qu’il voulait pas aller chez les putes se taper une incendiaire en pleine
zone. Lui, c’était les Prix de Diane sinon rien et encore, il était pas grand fan de la tarifée. Pour
réponse, j’ai flairé l’air en connaisseur, en pointant du doigt la fumée. Cela sentait rudement bon
le poulet boucané.
Quand il a vu Marie, dans le camion, en tablier plastifié, en sa cuisine improvisée, avec
chaise de jardin, réfrigérateur et friteuse, il a eu l’air rassuré. Marie m’a salué sans repérer Archi. Il
se planquait toujours derrière moi comme pour m’envoyer en première ligne. La Haïtienne était
en train de faire prendre un bain d’huile à des bananes plantain. Elle les a trempées ensuite dans
de l’eau salée puis les a aplaties en se servant d’une peau de banane comme d’un rouleau. Marie
était de Pantin, elle avait de jolies mains et j’étais fasciné. Elle m’a souri et comme je restais
silencieux, elle a précisé :
« C’est des bananes pesées, on dit en créole. »
Je l’ai dévorée des yeux et j’ai juste répondu :
« J’adore. »
Dans des plats en inox et des petits bols blancs nickel, il y avait de quoi nourrir tous les
routards borderline d’Auber’. Archi a descendu les palettes pour aller faire le tour du propriétaire.
Un groupe électrogène jaune Defitec pétaradait. Je ne voulais même pas savoir d’où il venait. Ce
n’était pas les chantiers qui manquaient dans cette ville éventrée. Derrière le camion, un Haïtien
en débardeur faisait griller le poulet qu’il arrosait régulièrement de jus de citron, sur un barbecue
de garden-party. Avec son balai-brosse vert fluo, ses jerricans d’eau, sa grande poubelle d’éboueur
et ses seaux géants en plastique, il était le roi de la nuit. J’ai commencé à faire flipper mon frère en
lui racontant qu’il tuait jamais les poulets sans réciter des rites vaudous.
On a pris place sous la tente avec Archi et j’ai commandé un Coca et une Heineken en
bouteille. Face au couteau en plastique, Archi a râlé et dégainé sa lame en moins de deux. Avec, il
aurait pu couper la table. Moi, j’ai sorti mon couteau favori, une merveille faite dans une lame de
ressort d’amortisseur de camion par mon pote Adjé, un artiste qui touchait que le bois et le métal.
J’ai dit à Archi :
« Frérot, t’auras jamais mangé un poulet de cette trempe. Et la salade des Haïtiens, c’est la
meilleure du monde. Ils l’appellent pikliz ou piliz, je retiens jamais. »
Comme mon frère hésitait, j’ai ajouté en triant les ingrédients avec la fourchette :
« Là, t’as chou, carotte, oignon, tomate, citron vert et regarde, y’a même du piment pour
te chauffer. Et tout l’amour de Marie, alors tire pas la tête, crevette. »
Je suis allé payer : un billet de dix euros à sortir, pourboire compris. J’aimais bien jouer au
pauvre. Parfois je l’étais vraiment. Puis j’ai regardé mon frère, avec mon air irrésistible que même
le curé il succomberait :
« Archi, ce soir tu te démerdes avec ta brune, mais tu me laisses l’hacienda… ».

Ingrid Astier

2 commentaires:

Catherine a dit…

Bruno, est-ce la suite de "Quai des enfers" et donc le deuxième tome de la trilogie annoncée ?

Bruno Verjus a dit…

Oui, absolument !