Il va dire : « Non, c’est
majiique, c’est une poudre de cerfeuil… »
L'émotion du goût« La forme c'est le fond qui revient à la surface » G. Flaubert
En écoutant la conférence de Ferran Adrià lors de la clôture du OFF 4, hier, c’est à cette citation de Flaubert que je pensais. Je faisais aussi le lien avec Pierre Hermé, martelant le fond, lors de son café-confidence, la veille, en ouverture du même OFF 4.
Deux hommes, deux passionnés du goût, deux esprits forts en connexion avec le monde, d'une insatiable, inextinguible curiosité. Coïncidence objective du programme ou choix délibéré, à l’égal de deux serre-livres d’une bibliothèque gourmande, de deux obélisques marmoréens dressés, vénérés et branchés sur et par le monde. Pierre Hermé et Ferran Adrià, frères de goût, incarnent et encadrent l’A(me)bsolu.
De Ferran Adrià, l’on a tout dit ou presque, mais Ferran, lui, trouve que l’on a rien dit !
Ici à Deauville, il choisi l’exemple de son influence japonaise, pour mieux démontrer l’empire de ses sens.
Il débute en trompe l’œil, lance sa poudre aux yeux, pour mieux ouvrir les nôtres ?
Alors, voilà cette poudre de thé matcha puisée au creux d’un sachet aluminium imprimé de kanji, emballage émergeant à peine d’une petite boite cylindrique, en acier inox – une boite caractéristique - celle que l’on utilise pour conserver le précieux thé matcha. Nous voilà bien au Japon. D’ailleurs, Ferran insiste, le très bon thé matcha c’est cher, très cher … plus de 6000 euros le kilo.
3 cuillerées à café dans un petit bol de porcelaine blanche (chawan), de l’eau bouillante (un peu trop.. bouillante d’ailleurs) et un fouet de pâtissier, en acier inox. Un indice, une trace ? Un fouet de pâtissier... Pourquoi pas le chasen en bambou ?
Le voilà qui émulsionne la poudre vert jade et l’eau devant nos yeux. Sébastien Demorand en Monsieur Loyal, complice, confirme à l’œil : Nous sommes bien en présence d’un thé matcha. Malicieux, Ferran s’étonne, interroge : « c’est japonais ? Puis répond : « Non, c’est majiique, c’est une poudre de cerfeuil…» et conclu, « ce n’est pas japonais le cerfeuil, il pousse chez moi, au Bulli, à cala montjoy ».
Alors que reste t-il du postulat « influence japonaise », pour un homme dont le premier voyage en Edo à lieu en 2002 ?
Que peut-il subsister des idées reçues : cuisine moléculaire, cusine de la forme, esbroufe des artifices, seringues, ballons, sférifications, effets de magiciens, choquer pour choquer, absence de fond… balayées d’un coup de chasen !
Ce qu’il infuse ici au OFF 4, ce qu’il émulsionne, c’est la vérité de l’âme. Oui Ferran à inventé une machine, une énorme machine : elle rassemble El Bulli (le restaurant de Rosas) et El Taller (le laboratoire de recherche de Barcelone, situé à quelques mètres du marché de la Boqueria). Cette machine sonde l’âme de Ferran (celle d'Alberto aussi, son frère cadet, pâtissier) et en combine les possibles.
Tous les outils et toutes les sciences sont au service de cette âme et non le contraire. machina ex Deus ! Il explore sans cesse, goûts, produits, techniques passées ou futures, artisanales ou industrielles, ouvre toutes les portes. Alors il crée, invente un alphabet, une grammaire puis bâtit un nouveau langage, sa cuisine.
C’est la leçon ultime, la clé de compréhension de son art. Ferran est un médium, dans la polysémie du sens, il perçoit le goût du monde, ses pulsations. Il en dilue et lie les sens afin de leur permettre de se fixer sur un support sensitif : nos âmes. Rien chez lui n'oppose le fond à la forme, les voici rassemblés en bouche.
« La beauté d’un couché de soleil ne s’explique pas et pourtant elle nous touche tous » conclue Ferran Adrià livrant ainsi LE message : pourquoi n’expliquer, n'intellectualiser que la forme alors qu’elle n'a d'autre but que celui de rendre sensible au fond : l’émotion du goût.