Rendez-vous dimanche à 11 h dans son QG, le Café Europa à Copenhague. Il arrive à vélo, habillé d'un sweat à capuche et d'un jean, comme n'importe quel trentenaire de cette ville écolo qui roule en deux roues et mange bio. Cheveu de jais en bataille, mal réveillé, il a les yeux rougis... A 33 ans, il est déjà la star des stars de la cuisine mondiale. Il fait une cuisine totalement inattendue, personnelle. Une cuisine goûteuse, simple et en même temps complexe, car rien n'est plus difficile que d'être limpide. Une cuisine où l'on a le sentiment de manger littéralement les paysages de Scandinavie, les arbres, la neige, les étangs, jusqu'au dessert en bonhomme de neige (meringue, baies danoises, biscuits et yaourt glacé)
La veille, c'était sa fièvre du samedi soir dans la cuisine de NOMA, son restaurant. En avril, il a supplanté l'espagnol El Bulli en décrochant le titre de « meilleur restaurant du monde » , attribué par un jury international composé de 31 jurys nationaux(1). « Un titre que j'aimerais détester, dit-il en soulignant « la stupidité d'un tel classement, si ce n'est que depuis, les réservations se sont envolées, désormais nous sommes complets trois mois à l'avance ».
Il se commande un double express et raconte sa nuit presque blanche : « j'ai terminé à trois heures moins le quart ce matin. Tous les samedis, après le dernier service, on fait un essai de plat ensemble, en équipe. On teste. On prend des photos. On est une toute petite équipe, soudée par l'amitié. Je ne conçois pas mon travail autrement et c'est vraiment intéressant de voir comment chacun a évolué au fil des années , vers sa vérité personnelle... Moi, mon chemin me conduit toujours à la nature. D'ailleurs, NOMA, j'aurais dû l'appeler « le restaurant des saisons ». 98% de ce que nous cuisinons est produit à moins de 100 kilomètres de NOMA ».
C'est à partir de cette idée maitresse qu'il a construit "sa" façon de cuisiner. Avant, il y avait eu l'apprentissage, chez Pierre André, « LE » restaurant français de Copenhague et en 98, une saison en Espagne chez Ferran Adria. "Contrairement à ce que rabâchent ses détracteurs, ce n'est pas de la chimie ni des mélanges invraisemblables. Là-bas, j'ai acquis une liberté d'esprit très inspirante»
René Redzepi raconte comment, de retour dans son Danemark natal, il a fait pendant six mois « un tour de découverte » en Norvège, en Suède, en Finlande, au Danemark.... « Nous sommes seulement 25 millions d'habitants sur ces pays, sur un terroir extraordinaire. Quand j'ai commencé ce tour, j'ai découvert qu'on importait les oursins de France, les coquillages. Les pousse-pieds que nous avons ici, ils venaient de Bretagne ! Tout venait du Sud à part les pommes, les racines, les oignons et les asperges. Alors qu'on a 59 sortes de baies différentes. Plus de mille champignons comestibles ! J'ai découvert que nous avions de grandes ressources: huîtres, moules, oursins, Saint-Jacques, couteaux de mer, bulots, crabe royal et langoustines des Îles Féroé, fletan et œufs de poisson de Norvège, sangliers, grives, pigeons, cerfs, biches, agneaux, bœufs musqués, escargots sans compter toutes sortes d'herbes, plantes, algues entre autres... sans oublier l'eau minérale du Groenland et toutes les bières nordiques. À partir de tous ces produits, j'ai créé mon style culinaire, une cuisine nordique innovante en utilisant les méthodes traditionnelles en fonction des produits de terroir et de saison en total respect avec les rythmes de la nature...J'ai découvert que tout ce qu'on importait, en fait, on pouvait l'exporter ! ».
En 2004, l'heure est venue de donner corps à ses ambitions. Il crée son restaurant : Noma, pour Nourriture nordique. C'est un ancien hangar aux murs nus dans des tons gris : décor minimaliste et feutré, tout en demi-teinte.La carte s'inspire du « Manifeste pour la cuisine nordique » qu'il a initié en 2005 (2). Objectif : une cuisine excluant les produits importés et privilégiant les ressources régionales et les valeurs éthiques. Pas d'huile d'olive mais de l'huile de colza, produite depuis longtemps au Danemark. Pas de foie gras mais des baies, des champignons, des herbes, des produits de la mer qui nous font apareiller pour une véritable voyage culinaire où une langoustine tiède et fondante repose sur une poudre d'algue islandaise au goüt de réglisse, où une truffe de Suède accompagne un céleri-rave au lait de brebis.
Dans le vase de feurs champêtres posé sur la table, tout est à manger: les capucines poivrées, les fleurs sucrées de topinambour et de courgettes recèlent des escargots sauvages ! Le ton est donné, souvent ludique et surprenant, comme ce pot de radis, de pousses de navets et de carottes, de pointes d'asperges où là aussi, tout se mange, y compris « la terre », qui se révèle être un délicieux mélange noir, céréales, noisettes pilées et herbes, à aller chercher au fond du pot avec les doigts.
Le dessert nous transporte dans une prairie au petit matin : c'est une gelée de foin, avec une sauce à l'oseille. Un exemple de son inventivité au plus près de sa terre : cette glace au topinambour et à la marjolaine, avec un biscuit aux graines de malt et un sirop de pomme fraîche... On est sur un petit nuage de légèreté et de subtilité ! On peut ainsi, pour une addition qui tourne autour des 200 euros par personne (splendide dégustation de vins comprise) déjeuner non loin de James Bond, alias Roger Moore, venu en famille goûter à la magie du restaurant de Copenhague...
Pour Bruno Verjus, l'un des meilleurs bloggeurs culinaires, c'est « une cuisine de l'extrême audace, en mémoire d'avant, du temps ou dans le poisson tout était bon. Hommage à l'étrange texture, au mou, au visqueux, au fade. Provocation des sens, des interdits, des dogmes, voyage vers l'ailleurs. ». Et les clients qu'en pensent-ils ? Sur Tripadvisor un client d'Angoulême a laissé son appréciation : « une pure merveille, une découverte à chaque moment, chaque plat et chaque vin, un service incomparable et un cadre exceptionnel ... ce restaurant est hors pair. Le prix correspond au niveau de l'expérience. Un 'must' au moins une fois dans sa vie !!! »
« Le seul problème, se désole René Redzepi, c'est que la haute gastronomie, ce n'est pas social. Ça ne peut pas l'être. Un Picasso, tu ne peux pas l'acheter mais tu peux aller l'admirer dans un musée. » . Ce fils de femme de ménage danoise et d'un plongeur Albanais de Macédoine, se désole de cuisiner « de plus en plus pour des gens riches. Je travaille pour des gens avec lesquels je n'ai pas d'affinités». La cuisine c'est l'une des dernières activités qui ne pourront pas être remplacées par la machine. Dans d'autres métiers, parfois, le lundi par exemple, tu peux te mettre en pilote automatique au boulot. À Noma, ce n'est pas possible : chaque jour, on a deux « deadlines », à midi et à six heures. Et à chaque fois, il faut être à cent pour cent».
« On me propose tous les mois d'ouvrir à New York ou Hong Kong. Est-ce que je serai plus heureux ? Mes parents étaient pauvres mais j'ai eu une enfance heureuse. Ici, à Copenhague, je travaille 90 heures par semaine, je ne me souviens même pas de la dernière fois où je suis parti en vacances... Mais ce n'est pas pour faire de l'argent. La seule concession que j'ai faite à la loi du profit, ce sont les livres, comme celui somptueux de chez Phaïdon : Ca permet de partager et c'est une prolongation de mon travail en cuisine »....
Alors, quand on lui demande ses projets, il part d'un gand éclat de rire : « Je veux continuer à apprendre toute ma vie. L'an dernier, je suis allé en stage dans un trois étoiles à Kyoto, chez Kikunoi. Mon rêve, c'est de quitter Noma et de tout recommencer à zéro. Ailleurs. Ce n'est pas de gagner toujours plus, mais d'apprendre, comme un enfant, comme ma fille qui a deux ans, une nouvelle culture et d'essayer à nouveau. À 33 ans, je ne suis pas un homme fini ».
Cet article a paru dans le Nouvel Observateur de fin d'année 2010, N° 2409
Noma, Strandgade 93, 1401 Copenhagen Danemark. Tél : 00 45 32 96 32 97. Ouvert le soir du lundi au samedi de 18h à 22h. Le midi du mardi au jeudi de midi à 13h30. Site Internet : http://www.noma.dk
1/ Le magazine britannique « Restaurant » a dévoilé en avril dernier à Londres le classement 2010 des 50 meilleurs restaurants au monde. Après 4 ans en tête du classement, l'Espagnol El Bulli (Ferran Adrià), a été détrôné, passant en seconde position, derrière le jeune danois René Redzepi et son restaurant Noma à Copenhague. Le britannique The Fat Duck (Heston Blumenthal) recule également d'une place en 3ème position. J'ai fait partie l'an dernier de ce jury international où 800 personnes votent, chacun des 31 jurys nationaux étant composé de 9 journalistes, 9 cuisiniers, 9 restaurateurs et 3 amateurs passionnés de gastronomie.