25 avril 2010

Connaissez-vous la soupe des morts ?

Source : Girard X., La soupe des morts, La pensée de midi 2004/3, N° 13, p. 18-18.

LA SOUPE DES MORTS 
Toute la nuit, un gros nuage de bois mort et de limon vert s’est déversé dans la baie comme un lait qui déborde. Il fait si froid que nous rions en claquant des dents. Nous courons sous la pluie dans des rues barbouillées de boue à la recherche d’un pesto d’hiver très épais et qui brûle la langue. Quand nous poussons la porte du restaurant Acchiardo, qui se tient à l’ombre des jesuiti, dans l’ombre embuée qui sent la daube, le ravioli et le vin sombre, les mangiafagioli lèvent à peine la tête. 
L’obituaire du jour affiche la “soupe des morts”. Le patron nous l’apporte dans de lourdes assiettes blanches. C’est une soupe in brodo (en bouillon) d’une grande simplicité ; une eau juste roussie avec quelques pois chiches, des restes de pattes de porc – comme Rabelais en mangeait à la Devinière dans sa soupe d’épeautre – et deux feuilles de sauge. “Il n’y a pas plus simple, nous dit Acchiardo : vous laissez tremper pendant douze heures trois cents grammes de pois chiches secs, vous les faites cuire à feu doux pendant trois heures dans un bon litre d’eau salée et poivrée. Après trois quarts d’heure de cuisson, vous ajoutez trois cents grammes de poitrine de porc en lamelles – moi, je mets de la pancetta, c’est plus savoureux –, un oignon avec son clou de girofle et quelques pieds en morceaux. Sept minutes avant la fin de la cuisson, vous ajoutez les feuilles de sauge, vous servez brûlant dans une assiette creuse comme celle-ci, vous arrosez d’un filet d’huile d’olive, et voilà ! c’est la soupe des morts.” Nous fermons les yeux. L’ami Jean-Paul Marcheschi que j’ai mené là se penche vers l’assiette et respire de tout son être, comme le font les adorateurs de l’ortolan, une voûte invisible sur la tête. “Dans mon enfance, me murmure-t-il, vers le Cap Corse, du côté de Pedre Scritte, la nuit du 1er au 2 novembre, on la mangeait avec les tiani, les haricots Soissons et la salviata, le pain serpentin pétri au vin et piqué de sauge. C’était la soupe despierres, la plus pauvre de toutes, un mets archaïque venu des temps païens ; cela s’appelait “manger la tête des morts”. La soupe des oracles ! La mummia – une sorte de stockfisch à base de momies égyptiennes qu’on marchandait à prix d’or entre Sfax et Marseille – avait les mêmes vertus divinatoires. Elle réconfortait les morts dans leur voyage. Pour ne pas les offenser, il était interdit de parler et de souffler. On la lampait en silence, en essayant de ne pas renifler. Quand on avait fini, les os des pattes restaient au fond de l’assiette, comme des ossements après la visite des pilleurs de tombes.” Sur la nappe à gros carreaux rouges, l’assiette fume doucement. Nous la scrutons comme la paroi des cavernes. Le liquide est si clair que nous pouvons compter les pois chiches et dessiner l’îlot des pattes de porc dans son lac mordoré. “Voilà bien l’île des morts, me dit-il. Nous buvons l’eau du Styx, le fond d’un puits de mémoire, directement à la mangeoire de l’ombre.” Un reste de fromage râpé, du parmigiano reggiano très fort et acide qui frise la poudre, un filet d’huile d’olive verte sur les reliefs exondés, et nous sautons, tel le plongeur de Paestum, dans cette soupe des abîmes – avec, dit la formule, “les morts de notre compagnie”. Le bouillon est poivré, mais un fond de lard très doux finit par se glisser sous le pois chiche à la chair tendre et sucrée pour s’épanouir dans la verdeur de l’huile et le mordant du parmesan. Peu à peu, nous nous laissons aspirer par ses profondeurs. Nous ne mangeons pas, nous ne taillons pas la soupe, nous déterrons nos morts, nous oscillons entre deux eaux, dans des confins nocturnes, abouchés à la mer des augures. Quand nous revenons à la surface, les mangeurs de haricots nous regardent, goguenards, comme si nous avions trempé notre cuiller dans le brouet de l’Hadès. 
XAVIER GIRARD

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Pas mal du tout quand on pense déja au Stockfish, le vrai ... .
J'adore