Oh la vache ...
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Michel Brunon - Photo BV |
Le boucher d'Asnières sur Seine, Yves Marie Le Bourdonnec, publie l'Effet Boeuf. Dans cet ouvrage, le boucher à l'enseigne des Couteaux d'Argent proclame anathèmes, vérités et chiffres. Il souligne, selon ses termes, « l'œuvre d'un boucher en colère, d'un indigné. » Au fil des pages, l’on découvre une succession d'idées habilement liées aux chiffres comme ceux concernant les 9,8 milliards d'êtres humains qu'il faudra bien nourrir en 2050... ou les 95% de la viande commercialisée, baptisée bœuf alors qu'il s'agit de vache. Ce boucher médiaphile dénonce l'abus de position dominante des groupes – Bigard/Socopa ou Jean Rosé – pliant les prix d’achat des bovins (3,20 € du kilo...), encourageant ainsi une constante dépréciation du travail des éleveurs et de la qualité des bovins. Il tire à boulet rouge sur les effets néfastes de la politique de subventions de la PAC (Politique Agricole Commune), n'hésite pas stigmatiser quelques races bovines, les jugeant désormais inadaptées à la production de viandes : Charolaise, Maine-Anjou, Limousine ou la Blonde d'Aquitaine — sa bête noire. Frondeur, il n'hésite pas à jouer les iconoclastes en sacrant la viande anglaise « meilleure du monde » ! Il l’est encore lorsqu’il élève à la modernité et au bon goût le statut des races mixtes et précoces, nourries simplement à l'herbe, comme l'Aubrac, l'Hereford ou l'Angus — qu'il porte au pinacle.
Conjonction de situation et d'époque, la viande débarque au cœur du débat politique avec le télescopage de deux polémiques. La première concerne le lien entre la malbouffe et l'élevage des bovins, dénoncée avec l'opus du boucher Yves-Marie Le Bourdonnec. La deuxième, initiée par le débat oblique de Madame Le Pen qui habille de dialectique viandes et religions.
Voici l'occasion de faire un point complet sur cette chaîne protéinée. Des races bovines jusqu'à leur abattage et consommation, en passant par l'élevage et le métier de boucher. Une façon de produire du sens pour nos assiettes et nos bouchées.
La France possède la plus grande diversité de bovins au monde. Mais qui connaît encore les races : Armoricaine, Aure et Saint-Giron, Bordelaise, Bretonne Pie Noire, Maraîchine, Nantaise, Rouge Flamande, Jersiaise, bleu du Nord, Lourdaise, Vosgienne ou même Créole ?
Le jeune boucher et éleveur de Saint-Mihiel en Meuse, Alexandre Polmard, confirme cette nécessaire diversité : « Avant de nous lancer dans l’élevage d'une race plutôt que d'une autre, nous avons sélectionné plusieurs jeunes bovins de races diverses et âgés de 4 à 5 mois. Puis nous les avons élevés sur notre terroir, observés, enfin goûtés... Nous avons sélectionné la Blonde d'Aquitaine pour ses qualités d'adaptation à nos terres et climat et à notre façon de travailler ». Respect de la biodiversité, des coutumes, de l'histoire, des savoir-faire, voilà qui tombe sous le sens pour ce boucher fulgurant de 22 ans.
La qualité d'une viande semble dépendre moins de sa race que de sa sélection, de son acclimatation et du savoir-nourrir des producteurs. Le sexe, l'âge, la conformation, la génétique (les parents), la finesse des poils et du cuir importent ; une somme de critères objectivement tournés vers la qualité de la viande pour un éleveur respectueux.
Arguant des coûts d’élevage, Yves-Marie Le Bourdonnec prône le retour au tout herbe pour les vaches. L'herbe ne coûte rien, elle croît subspontanément sur les 11 millions d'hectares de pâturages que compte la France.
Idée séduisante et naturellement médiatique... Pas si simple pourtant. L'herbe offre un équilibre alimentaire parfait pour les bovins... trois mois par an. L’'été, en juin, juillet et août. Les neufs mois restants, l'herbe trop riche en azote - herbe digérée valant protéine d'azote - se voit dégradée en ammoniac par les bactéries digestives des bovins. Son excès entraîne une entérotoxémie et la mort de l'animal… le ventre gonflé comme une montgolfière.
L'expérience d’éleveurs montre qu'une bonne alimentation du bovin réside entre un équilibre jouant sur herbe pour 60% de son alimentation, paille (de triticale, blé, seigle...) – protéines énergétiques - et des compléments divers et variés comme les légumes racines et les céréales.
Equilibre aussi pour l'abattage de ces animaux bien élevés. En France, l'on dispose de deux types d'abattages, l'un dit « par étourdissement », l'autre par « égorgement » et donc « halal ».
Âmes sensibles s'abstenir... Dans les deux cas, les bêtes sont conduites à la bouverie (le lieu physique de leur mise à mort). Un anneau est posé sur l'œsophage de façon à contrer les reflux gastriques.
L'étourdissement : un pistolet à air comprimé, le matador, propulse une broche - un piston métallique - à une vitesse moyenne de 50 m/s (180 km/h). Le matador étant en contact avec la tête de l’animal, cette broche perfore le crâne et pénètre le cerveau. De quoi rester étourdi en effet devant cette imposture de terminologie. L'animal est ensuite aussitôt égorgé.
Dans le cas Halal, l'animal est rapidement retourné sur le « travail », la plateforme mécanique située dans la bouverie, et instantanément égorgé. Des tests d'encéphalogrammes on été pratiqués dans les deux cas et montrent une absence de souffrance analogue. N'en déplaise au philosophe australien Peter Singer, auteur de La Libération animale (Animal Liberation), qui défend dans ce livre l'importance des animaux non-humains et la considération inégale des intérêts des animaux.
Le choix de l'une ou l'autre méthode d'abattage répond bien sûr à des impératifs. De cultes pour le halal et plus pragmatiquement à des principes d'organisation, de cadences et de taille des abattoirs. Il faut savoir que la réglementation impose un tri des bêtes, séparant les moins et les plus de 40 mois. On imagine facilement l'impossible sous-catégorisation entre les moins de 40 mois halal et non halal et les plus de quarante mois « étourdies »… De ce fait les abattoirs appliquent la règle du licite : le halal. N'en déplaise aussi à Madame Le Pen et ses approximations intentionnelles.
Les bouchers, il ne s'agit pas de les voir courir les prés et les champs à la recherche de la bête ultime, comme les agences de relations publiques aiment à le faire croire aux gogos, par la scénarisation de storytelling. Alexandre Polmard insiste sur les fondamentaux du métier. Le boucher doit savoir choisir une carcasse, la travailler entière de façon à en optimiser les coûts de revient et de vente. Il ne doit pas se contenter d'acheter, au prix où il devrait les vendre, des aloyaux en caisses. Le boucher doit valoriser tous les morceaux du bovin par son travail, son savoir-désosser, sa connaissance de la maturation. Voilà qui tombe sous le sens et qui pourtant aujourd'hui trouve écho chez seulement 15 % d'artisans. Michel Brunon, boucher depuis 30 ans au Marché d'Aligre à Paris, confirme : « Je n'ai pas de races favorites, je les aime toutes à la condition qu'elles soient bien élevées ». Avec humour il poursuit : « La mode est aux vaches « maigres », les bêtes grasses sont décotées à Rungis et notamment celles qui « grappent » (comprendre qui offrent des petites grappes de gras dans la carcasses). Pourtant, ces bêtes là sont les meilleures si l'on prend le temps de les maturer 4 à 5 semaines. » « Je les paye dans les 5 euros du kilo, ainsi je peux proposer du steak haché, avec 100% de muscle à moins de 10 € le kilo et des côtes de boeuf rassises à souhait pour une vingtaine d'euro du kilo. C’est le métier de boucher tel que je l'ai appris et enseigné aux jeunes apprentis : allier compétence, compétitivité et valoriser la culture du goût auprès de nos clients ».
Alexandre Polmard a étudié très sérieusement, et scientifiquement, la maturation des viandes. Il allie technologie, observations gustatives et analyses scientifiques :
« La maturation consiste en une dégradation des lipides, des protéines et des glucides. Cela permet d'attendrir la viande et de lui donner du goût. Pour obtenir une belle cuisson, il faut une réaction de Maillard : les acides aminés, en présence de sucres et à température élevée, brunissent en créant un composé semblable à l'humus. »
La maturation à température et atmosphère contrôlée permet, lors des deux premières semaines, à une première famille d'enzymes de couper les protéines en deux segments. Une autre famille rogne ensuite les segments et les brise en une multitude d'éléments. Après la cinquième semaine, les enzymes n'ont plus aucun effet sur les acides animés. Seuls les acides gras libres peuvent continuer à se maturer, mais aléatoirement et par oxydation. Innovant tout en respectant la tradition, Alexandre Polmard prône un « élevage » sous vide de ses viandes, pour une maturation en atmosphère contrôlée, régie par des courbes de températures précises. « En maîtrisant l’élevage de nos vaches Blonde d'Aquitaine abattues sereinement vers l'âge de trois ans et la précision de la maturation de nos viandes, nous offrons à nos clients le meilleur au meilleur moment, et cela de façon absolument régulière. »
Cet inconditionnel du goût prévoit de construire son propre abattoir, investissant plus d'un million d'euros pour tuer cinq bêtes par semaine. Alors que l'abattoir ne lui coûte aujourd'hui que 250 € par tête de bétail… « La quête de la qualité n'a pas de prix ou plutôt si, celui du bon goût ». L'on pense au chef triplement étoilé Alain Passard, qui produit l'ensemble de ses légumes dédié à son restaurant, L’Arpège, dans ses potagers. Le coût de production de son kilo de légumes frôle la centaine d'euros !
Drôle de pari alors que la France bouchère vogue à 85 % vers le tout venant, vendu sous barquettes filmées en supermarché. Le correct y côtoie l'indigne, sans aucune possibilité de distinction. Une loterie qui fait l'affaire des importateurs de bovins à bas prix en provenance du Brésil ou des USA, et leurs parcs d'engraissement - feed lots.
La solution préconisée par Yves-Marie Le Bourdonnec consiste à utiliser des bovins précoces et de races mixtes pour nourrir le mass-market. Elle semble porteuse de sens, sauf si l'on s’intéresse au prix de cession actuel de ces races précoces et « élevées à l'herbe », donc à coût zéro… Pas loin de 18 € le kilo à l’achat pour une Angus alors qu'une variété française très bien élevée et de grande qualité en vaudra 5 ! Il faudrait donc patienter vingt ou trente ans avant que la quantité ne fasse reculer les prix des ces bêtes rares.
Dans l'immédiat, la solution consiste à manger éthique et bon, fréquenter des artisans sincères, des commerçants porteurs de valeurs et de sens. Le pouvoir du consommateur réside dans le savoir où et comment consommer. Si vous n'achetez plus de viandes en supermarché – qui sont dans leur rapport de qualités nutritionnelles/goût plus chères que chez un artisan boucher, à l'exemple du steak haché cité plus haut – ils n'en vendront plus ou mieux, devront revaloriser leur offre.
Faisons mentir Jacques Borel, Le Tricatel du film L'Aile ou la Cuisse qui explique cyniquement dans La République de la malbouffe de Jacques Goldstein et du restaurateur Xavier Denamur l'avènement du burger et du steak haché par la démission des femmes au foyer.
Savez-vous que les viandes cuites longuement, ou bouillies comme pot-au-feu, bourguignons, daubes et autres plats mijotés, se confient volontiers au feu ? Elles n'exigent pas plus de travail et de temps que celui nécessaire pour bien griller un steak ! De plus, elles offrent les champs du possible des plats gamelles : elles se réchauffent, se transforment en salades, en Parmentier et autres plats de ménage du lendemain à l'économie oubliée. Vous aimez griller ? Pourquoi ne pas demander à votre boucher une basse-côte, un paleron ou du haché dans le haut-de-côte ? Voilà comment l'on peut déguster du carné de grande qualité deux ou trois fois par semaine de façon différente et raisonnable. La côte de bœuf de 2,5 kg demeure bien sûr l'exception. Elle mature d’abord dans les frigos de l'artisan boucher avant de maturer dans la mémoire du mangeur : le prix du souvenir ?